III
L’ACCUSÉ

Près de la lisse du Prince Noir, le capitaine de vaisseau Valentine Keen observait deux civils, passablement mal à leur aise et que l’on hissait à bord dans une chaise de calfat depuis le canot qui bouchonnait le long du bord.

La cour martiale allait se réunir dans la grand-chambre dont on avait évacué tout le mobilier. On avait même fait disparaître les portières de toile, comme si le vaisseau se mettait aux postes de combat.

Le second s’approcha et salua.

— Ce sont les derniers, commandant – il consulta sa liste : La facture des vins va sans doute être salée.

Keen leva les yeux pour observer le ciel. Ils sortaient d’un hiver comme il ne se souvenait pas en avoir connu, mais on aurait dit qu’avril avait décidé de se manifester et de chasser les frimas. Le ciel était parfaitement bleu, la visibilité, impressionnante, seule la bise était encore là pour vous rappeler le froid. L’énorme bâtiment frissonnait sous les effets du vent qui faisait trembler le gréement et les drisses, marquant la surface de la mer de petites taches, telles des griffes de chat sur une peau de bête. Sous quelques jours, peut-être, Keen aurait quitté ce commandement dont il était si fier. Il avait encore du mal à y croire lorsqu’il avait une minute à lui pour y songer.

Tout ce beau monde avait commencé à monter à bord depuis le début de la matinée : membres de la cour, secrétaires, témoins, simples spectateurs. On allait bientôt les installer dans les sièges prévus à leur intention.

— Vous pouvez faire rompre la garde et le détachement de coupée, monsieur Sedgemore – il consulta sa montre : Dites au maître canonnier que nous tirerons les coups de salut à quatre heures.

Il leva la tête. Il avait au-dessus de lui les vergues gigantesques, les voiles impeccablement ferlées, la marque de Bolitho frappée au mât de misaine.

— Vous savez ce que vous avez à faire.

Sedgemore s’attardait, perplexe.

— J’aimerais tant que nous soyons partis d’ici – il hésitait, essayant de jauger l’humeur du commandant : Vous nous manquerez, lorsque vous serez avec Sir Richard Bolitho… Le bruit court que nous pourrions rallier le Portugal avant peu.

— Cela me semble probable, répondit Keen sans le regarder, les yeux perdus dans la direction de l’arsenal.

Plus loin, on apercevait un paysage verdoyant, et l’on pouvait sentir les odeurs de la campagne, des premières pousses. Sedgemore est sans doute en train de songer à la promotion suivante, se disait Keen. Il emprunta sa lunette à l’aspirant de quart et la pointa sur la jetée qui faisait saillie. Il avait aperçu des femmes vêtues de couleurs vives, mais, lorsqu’elles grossirent dans l’instrument, il se rendit compte qu’il s’agissait de catins en quête de proies faciles.

Il revoyait les yeux de Zénoria lorsqu’il lui avait annoncé qu’il partait avec Bolitho pour cette mission. À quoi s’attendait-il alors ? Acrimonie, protestations ? Non, elle s’était contentée de lui dire : « Le jour où je t’ai épousé, Val, je savais que tu étais officier fie marine. Lorsque nous sommes réunis, profitons-en, mais quand il nous faut nous séparer, je ne veux pas être un obstacle et t’empêcher de faire ton devoir. »

Il avait éprouvé le sentiment de l’homme qui se perd dans une forêt profonde, qui ne sait ni où il est ni quel chemin prendre. Peut-être tout cela la laissait-il indifférente, peut-être même était-elle soulagée de le voir s’en aller, d’échapper à la tension qui régnait entre eux.

Un pont plus bas, il aperçut un capitaine des fusiliers qui passait avec un sabre dans sa housse : le sabre de Herrick, incontournable accessoire rituel de ce cérémonial macabre. Lorsque la cour aurait rendu sa sentence, ce sabre posé sur la table en face de lui apprendrait à Herrick s’il était jugé coupable ou non. Il fallait avoir l’esprit bien tordu pour avoir jugé que l’amiral Sir James Hamett-Parker ferait un président convenable. Tout au long de sa carrière, il avait acquis une réputation de despote. Onze ans plus tôt, lorsque la Flotte s’était mutinée dans le Nord et à Spithead, Hamett-Parker avait été parmi les premiers dont les représentants des révoltés avaient exigé le débarquement. Il n’avait pas oublié, il n’autorisait personne à contester ses décisions. En qualité de capitaine de pavillon, Keen connaissait la plupart des autres juges. Un vice-amiral, un contre-amiral et six capitaines de vaisseau. Pour ces derniers, ils exerçaient tous un commandement à Portsmouth ou au sein de l’escadre des Downs. On imaginait mal qu’ils s’opposassent à Hamett-Parker, alors que l’on était sur le point de porter la guerre en territoire ennemi.

Sedgemore annonça soudain :

— Sir Richard arrive, commandant.

Et il s’éclipsa, se demandant sans doute encore la raison pour laquelle Keen avait accepté d’échanger ce magnifique commandement pour un vague ramassis de petits bâtiments en Afrique.

— Belle journée, Val, commença Bolitho.

Ils s’approchèrent de la lisse pour s’éloigner un peu des hommes de quart.

— Mon Dieu, j’aimerais tant que tout ceci soit terminé.

— Allez-vous témoigner, amiral ?

Bolitho se tourna vers lui. Il avait des cernes autour des yeux, des rides marquaient les commissures de ses lèvres.

— Je suis ici pour expliquer comment nous sommes arrivés, ce matin-là.

Apparemment, l’amertume de Keen ne lui avait pas échappé. Faire le récit du spectacle que vous avez découvert après la bataille.

— Il semblerait que je n’aie pas le droit de poser de questions. Je ne suis que le témoin de ce qui s’est passé après les événements.

Keen aperçut un chef de pièce qui surveillait son équipe occupée à charger un douze-livres avant de le mettre en batterie. Lorsque la pièce aurait fait feu, lorsque le pavillon aurait été hissé à la corne, chacun saurait que le procès avait commencé. Et ce n’est qu’au moment où l’on rentrerait les couleurs, pas avant, que les spectateurs sauraient ce qui se passait. Le pavillon de cour martiale allait rappeler quelques souvenirs à certains, mais ne susciterait qu’indifférence chez la plupart, chez tous ceux qui ne savaient pas ce que c’était que de risquer sa vie en mer.

— Je voulais vous parler pour vous demander votre avis, Val. Vous étiez là, vous aussi… vous avez vu ce qui s’est passé ainsi que la suite.

Bolitho laissa son regard errer sur le pont principal.

— Nous aussi, nous y avons laissé quelques braves, ce jour-là. Mais si l’ennemi n’avait pas gobé l’appât et si nous n’avions pas eu ce pavillon danois, les choses auraient pu tourner bien autrement.

Keen l’observait, très calme.

— J’ai pratiqué le contre-amiral Herrick pendant le plus clair de mon existence. Comme second, comme commandant et, désormais, comme capitaine de pavillon. Depuis le tout début, ce que j’ai apprécié chez lui, c’est son courage et, si j’osais, sa sincérité.

Bolitho sentait bien qu’il hésitait, qu’il tentait de trouver une explication qui ne fût pas trop douloureuse ou, pis encore, qui ne crée pas un obstacle entre eux.

— Vous pouvez me parler librement, Val.

Keen se mordit la lèvre.

— Je pense qu’il a été le premier surpris d’accéder au rang d’officier général, amiral.

— Vous êtes fort perspicace. Il me l’a souvent dit lui-même.

Keen se jeta à l’eau :

— Mais je ne peux ni oublier ni pardonner ce qu’il m’a fait et qui lui arrive maintenant. Il ne voulait rien entendre, il se contentait de suivre les textes. Si vous n’étiez pas intervenu en ma faveur…

Il détourna les yeux, contemplant la pointe de Portsmouth. Plus bas, la mer clapotait, comme si la terre elle-même se déplaçait.

— Dans ces conditions, je ne suis pas sûr de voir les choses comme vous les voyez.

— Merci de me le dire, Val. Je sais que cela a beaucoup compté pour vous et, à présent, cela compte énormément pour moi.

— J’ai déjà dû vous dire ce que je pensais, que je savais ce que vous auriez fait si vous vous étiez trouvé dans la même situation – il se retourna, irrité, en voyant un officier arriver en bas de l’échelle et le saluer : Qu’y a-t-il, monsieur Espie ?

L’enseigne s’adressa directement à Bolitho :

— Je vous demande pardon, sir Richard. Le procureur vous transmet ses respects et souhaite vous informer que la cour va se réunir.

— Fort bien – et, à Keen : J’ai cru comprendre que votre chère Zénoria doit retrouver Catherine tandis que nous sommes occupés à autre chose. Je suis heureux de les savoir aussi intimes.

Le visage de Keen se figea, on devinait son anxiété. Bolitho posa la main sur sa manche.

— J’ai affronté bien des tempêtes et je m’en suis toujours sorti. Val. Nous sommes amis.

Mais il savait ce que ces mots avaient de dérisoire. Il avait usé des mêmes avec Herrick, à l’auberge du Cygne. Il se dirigea vers la descente.

Quelques minutes plus tard, l’air trembla au départ d’un coup de canon isolé tandis que, à l’arrière et avec une synchronisation parfaite, les couleurs claquaient au vent. Les choses sérieuses commençaient.

On avait du mal à reconnaître la grand-chambre. On avait même dégagé deux des vingt-quatre-livres à l’anspect pour faire de la place aux nombreuses rangées de chaises. Bolitho alla s’asseoir et tendit sa coiffure à Ozzard qui détala dans la foule sans voir apparemment tous ceux qui se trouvaient là. Le petit homme était peut-être révolté de constater que ce qu’il considérait comme son domaine – l’endroit où il se dévouait au service de son amiral – était chamboulé.

Bolitho avait aperçu bien des têtes se tourner à son arrivée. Quelques-uns dans l’assistance le connaissaient, certains avaient même participé à ses exploits. Les autres se délectaient de l’odeur de scandale, cette liaison qu’il affichait ouvertement avec Lady Somervell. Ceux qui le connaissaient bien savaient ce qu’il pouvait éprouver en pareilles circonstances, ils devinaient son inquiétude pour un homme qui avait connu les mêmes dangers, partagé les mêmes périls.

Tout le monde se leva respectueusement lorsque les membres de la cour arrivèrent par l’allée centrale pour aller s’asseoir à contre-jour devant les grandes fenêtres de poupe. Hamett-Parker prit place au centre, les autres s’installèrent de part et d’autre en respectant rigoureusement l’ordre d’ancienneté.

Hamett-Parker fit un bref signe de tête au procureur, homme corpulent que sa haute taille obligeait à se courber sous les barrots. Il évoquait davantage un fermier qu’un membre de l’Amirauté.

— Asseyez-vous, messieurs.

Bolitho vit pour la première fois le sabre de Herrick posé devant le président et que les rayons de soleil faisaient briller. Puis il se rendit compte que Hamett-Parker le regardait, lui. Ce regard manifestait qu’il le reconnaissait. De la curiosité, un peu d’antipathie peut-être : il y avait de tout cela.

— Monsieur Cotgrave, ordonna le président, vous pouvez faire entrer l’accusé.

Le procureur s’inclina légèrement.

— Bien, sir James.

Bolitho effleura le médaillon accroché sous sa chemise. Aide-moi, Kate. Il ne quittait pas des yeux les fenêtres, essayant de se concentrer sur le spectacle qu’offraient les bâtiments à l’ancre et le ciel bleu. Combien de fois n’avait-il pas rêvé ou réfléchi près de ces fenêtres ? Il y avait contemplé Copenhague en flammes sous les bombardements impitoyables de l’artillerie et les tirs de fusées Congreve.

Il reconnut le pas boitillant de Herrick et les crissements de bottes de ceux qui l’escortaient. Puis il le vit, de l’autre côté de la table, les yeux fixés sur ceux qui allaient le juger. Un regard à peine intéressé.

— Vous pouvez vous asseoir, lui dit le président. Je ne crois pas nécessaire d’ajouter à vos souffrances.

Bolitho serrait les poings à s’en faire mal et c’est avec soulagement qu’il vit Herrick s’asseoir sur le siège qu’on lui offrait. Il s’attendait à ce qu’il refuse, ce qui aurait donné le ton à toute la suite des débats.

Herrick se tourna vers lui et le fixa de ses yeux bleus. Il lui fit un bref signe de reconnaissance. Bolitho se rappela la colère et la peine qu’il avait éprouvées lorsqu’ils s’étaient croisés dans l’antichambre de l’Amirauté. Il avait hurlé après lui, excédé par l’attitude de Herrick envers Catherine. Sommes-nous donc comme tout le monde ? Cela avait été le cri du cœur.

Hamett-Parker reprit la parole, du même ton égal :

— Vous pouvez commencer, monsieur Cotgrave.

Celui qui accompagnait Herrick, un capitaine des fusiliers à l’air débonnaire, s’apprêtait à se lever, mais Herrick était déjà debout. Il avait été membre de suffisamment de cours martiales pour être au fait de la procédure dans ses moindres détails.

Le procureur se tourna vers lui puis ouvrit son dossier – même si Bolitho le soupçonnait de le connaître aussi bien qu’un joueur connaît les cartes qu’il a en main.

— Conformément à la décision prise par Leurs Seigneuries de l’Amirauté, vous, Thomas Herrick, contre-amiral de la Rouge, êtes accusé des faits suivants. En plusieurs occasions, au cours du mois de septembre et comme il est couché clans le dossier à charge, vous vous êtes rendu coupable de manquement à votre devoir et de conduite inappropriée. Ce comportement est contraire aux prescriptions de l’Acte de 1749, plus couramment connu sous le nom de Code de justice maritime.

Bolitho ressentait physiquement la chape de silence qui s’était abattue sur son vaisseau amiral. Tous les bruits étaient comme étouffés, lointains, le piétinement des hommes de quart, les grincements des palans.

Cotgrave jeta un coup d’œil à Herrick, qui était resté impassible. Il poursuivit donc :

— En violation de l’article dix-sept, alors même que vous aviez la responsabilité du convoi et que vous deviez assurer sa protection, vous n’avez pas agi avec la diligence requise par votre tâche. Vous n’avez pas non plus défendu ces bâtiments et le convoi susmentionné, vous n’avez tenté aucune manœuvre de diversion. Si votre culpabilité est démontrée, vous devrez réparation aux marchands, armateurs et tous autres. Si la cour en juge ainsi, vous serez également passible d’une sanction pénale proportionnelle à la gravité des crimes perpétrés, sanction qui pourra aller jusqu’à la peine de mort ou tel autre verdict qu’il plaira à la cour de prononcer. Dieu sauve le roi !

L’amiral Sir James Hamett-Parker ouvrit la bouche, puis la referma comme un braconnier referme sa gibecière.

— Vous plaiderez ?

— Non coupable, répondit Herrick tout aussi sèchement.

— Très bien. Vous pouvez vous asseoir. Poursuivez à présent, monsieur Cotgrave, mais avant que vous continuiez, je souhaite vous rappeler que certaines des personnes ici présentes n’ont pas d’autre expérience en matière de guerre sur mer ou de stratégie que… ce qu’elles ont lu dans les livres !

La remarque fit naître un sourire sur quelques lèvres, en dépit de la gravité du moment.

— Il serait donc souhaitable, de temps à autre, d’expliquer ou de commenter certains termes et leurs nuances – puis, joignant les mains en regardant l’assistance : Qu’il en soit fait ainsi !

Un peu penché. Bolitho ne quitta pas des yeux le procureur lorsqu’il se mit en devoir de décrire les positions du convoi, de l’Escadre de la mer du Nord et enfin du gros de la Flotte commandée par l’amiral Gambier, responsable de la conduite des opérations devant Copenhague et dans toute la zone.

 

On était au deuxième jour d’audience, le premier avait été consacré essentiellement à la lecture du dossier et aux prestations de serment. Il y avait eu également une déposition épouvantable, qui avait encore renforcé l’horreur que suscitait la bataille. Elle était due à un jeune enseigne du Benbow qui avait réussi à témoigner alors qu’on venait de l’amputer de sa seconde jambe.

Bolitho avait revécu les événements. Ce n’était plus dans la grand-chambre qu’il se trouvait, c’était en ce terrible jour où l’ennemi avait bombardé le Benbow à en faire dégueuler le sang par les dalots, à réduire les mâts en allumettes. En relatant cette histoire, l’enseigne souffrait mille morts. Il avait raconté comment il avait laissé sa division à l’arrière sur le pont principal. La plupart de ses hommes étaient décédés, ou blessés et évacués à l’infirmerie. Il avait supplié Herrick de se rendre. Nous sommes tous en train de mourir pour rien, lui avait-il dit. Il avait affirmé, à l’audience, que l’amiral avait braqué son pistolet sur lui et menacé de l’abattre s’il ne regagnait pas son poste. C’est alors que le grand hunier était tombé et lui avait écrasé les jambes. Il avait toutefois retenu ce que Herrick lui avait dit : Nous sommes tous en train de mourir.

L’un des secrétaires, à ce moment du récit, avait levé la tête pour voir si l’expression de l’accusé corroborait les notes qu’il inscrivait.

Autre témoignage sous serment, celui du chirurgien du Benbow, toujours hospitalisé. Il avait indiqué qu’il s’était trouvé débordé devant le nombre de morts et de blessés. Il en avait rendu compte à la dunette, mais n’avait pas eu de réponse. Le procureur était alors intervenu :

— Nous devons garder en mémoire que le bâtiment luttait désespérément pour survivre. L’homme chargé de porter ce message, à supposer que cette assertion soit exacte, a très bien pu se faire tuer.

Ce témoignage avait été tout aussi accablant. Il avait été suivi d’une courte pause pendant laquelle on avait servi quelques mets et du vin. Les officiers et les participants de haut rang avaient été reçus dans les appartements de Keen, tandis que les autres s’étaient retrouvés au carré.

À la reprise des débats, ça avait été le tour du capitaine de vaisseau Varian, ex-commandant de la frégate La Fringante et lui-même sur le point de passer en cour martiale. Il avait décrit ce qu’il s’était attendu à trouver en se plaçant sous les ordres du contre-amiral. Bolitho l’avait écouté avec attention, non sans éprouver un certain dégoût. Voilà celui qui n’était pas venu assister le Truculent à bord duquel Bolitho avait pris passage à son retour d’une mission secrète auprès des Danois, tentative infructueuse d’éviter la guerre. Suivi à la trace par un bâtiment de guerre français, le Truculent était tombé dans un piège, sans aucune chance d’en réchapper. Il avait fallu l’arrivée de l’Anémone, commandée par Adam, pour le tirer de ce traquenard. Mais Poland, commandant le Truculent, avait péri dans l’affaire avec beaucoup de ses hommes.

Varian avait alors prétendu, comme il le faisait une nouvelle fois ici, que Herrick ne donnait jamais la moindre directive ni ne laissait la moindre initiative à ses commandants. Il s’était contenté d’obéir aux ordres de Herrick, tels qu’il les imaginait.

Le président avait fini par se tourner vers Herrick :

— Vous êtes autorisé à interroger le témoin. Vous avez refusé de bénéficier d’un défenseur, c’est donc votre droit.

Varian était devenu tout pâle, Herrick ne l’avait même pas regardé.

— Je n’ai nulle envie de m’adresser à un homme accusé par ailleurs de lâcheté. Lâche ou menteur, c’est selon. Si personne n’était intervenu, je l’aurais fait arrêter moi-même.

Il avait prononcé ces phrases sur un ton si méprisant qu’un murmure avait parcouru l’assistance.

Et l’audience avait suivi son cours de la même manière. Un vieux charpentier avait décrit l’état du Benbow, la coque qui faisait eau, les pompes impuissantes à étaler, armées par des marins tous blessés.

La cour avait entendu le dernier témoin alors que le jour tombait, obligeant à allumer toutes les lanternes de la grand-chambre. C’était le maître d’hôtel de Herrick. Murray. Un homme chétif, qui ne payait guère de mine au milieu de tous ces uniformes chamarrés.

Sur question, il avait fini par admettre que Herrick buvait plus que de raison et que ces abus, ils n’étaient pas rares. Le procureur l’avait repris :

— Murray, contentez-vous de dire ce que vous avez vu, il n’y a pas place ici pour les opinions personnelles.

Et il avait lancé un coup d’œil à Herrick, lequel avait répondu aussitôt :

— Je buvais plus qu’il n’est raisonnable, il dit la vérité.

Pendant que le maître d’hôtel disposait sans demander son reste, Cotgrave avait commencé à farfouiller dans ses papiers, juste le temps strictement nécessaire.

— J’ai bien sûr oublié de mentionner que vous aviez alors récemment perdu votre femme.

Herrick avait semblé ne plus voir personne.

— Elle était tout pour moi. Après cela…

Et il s’était contenté de hausser les épaules, l’air las.

— Ainsi donc, on pourrait supposer que, sous le coup de ce deuil et dans une grande détresse personnelle, vous vous êtes jeté de toutes vos forces dans un combat sans espoir, sans aucune considération pour les vies qui vous avaient été confiées.

— Cela est inexact, avait froidement répliqué Herrick.

La journée suivante commença avec des témoins plus experts. Trois capitaines de navire de commerce qui avaient fait partie du convoi, ainsi que les témoignages écrits de deux autres qui avaient survécu. Plusieurs d’entre eux affirmèrent qu’ils auraient réussi à s’échapper si on les avait autorisés à quitter le convoi.

Herrick protesta :

— Il fallait absolument que nous restions groupés, l’ennemi disposait de frégates en sus de ses bâtiments de ligne. C’était notre seule chance.

Le président se pencha légèrement.

— Je crois savoir que l’amiral Gambier vous avait suggéré dans ses dépêches de donner liberté de manœuvre à la seule frégate dont vous disposiez, afin de renforcer l’escadre qui allait attaquer Copenhague. Vous a-t-il laissé le choix ?

Herrick se tourna vers lui :

— Il m’a semblé qu’il me pressait. De toute manière, j’ai pensé que je ferais jonction avec l’Escadre de la mer du Nord avant la phase finale.

— L’escadre commandée par le vice-amiral Bolitho ? demanda le procureur.

— Absolument, répondit Herrick sans ciller.

Cotgrave poursuivit :

— Nous en arrivons maintenant au vif du sujet, avant votre rencontre avec l’ennemi.

Hamett-Parker sortit sa montre de son gousset.

— Je trouve que les choses traînent un peu en longueur, monsieur Cotgrave. Je suis sûr que nous prendrions volontiers un rafraîchissement !

Quelqu’un se mit à rire, puis se tut brusquement devant le regard noir de Hamett-Parker. Mais Cotgrave ne se laissa pas impressionner :

— J’essaierai dorénavant de ne pas abuser du temps de la cour, sir James.

Et se tournant vers son acolyte :

— Faites venir le capitaine de frégate James Tyacke – puis, à l’intention de l’auditoire : Le commandant Tyacke dirige le brick Larne, un quatorze-canons. Un officier de grande valeur. Je demande à tous ceux qui se trouvent ici de lui manifester du respect plutôt que de la commisération. C’est une question…

Il n’acheva pas sa phrase.

Un murmure consterné parcourut rassemblée lorsque Tyacke, avec sa grande carcasse, s’avança sous les barrots. La petite trentaine, il avait été au Cap avec Bolitho et, armant un brûlot, avait détruit des navires de ravitaillement ennemis à l’ancre, facilitant ainsi la prise de la ville et de son port. C’est au cours de cette opération qu’il avait vu son bâtiment bien-aimé, une petite goélette du nom de Miranda, se faire couler par l’ennemi. C’est Bolitho qui l’avait promu et lui avait donné son commandement actuel.

Vu ainsi, de profil, on devinait que Tyacke avait dû être fort bel homme, mais il avait une moitié du visage emportée et transformée en chair nue. Il ne devait qu’à un miracle d’avoir conservé son œil droit. Lieutenant de vaisseau, il avait participé à la bataille d’Aboukir, officier canonnier dans la batterie basse du vieux Majestic. Ils s’étaient battus bord à bord avec un vaisseau français, Le Tonnant, et la lutte s’était poursuivie ainsi jusqu’à ce que l’ennemi finisse par amener ses couleurs. Si le commandant du français avait su dans quel état se trouvait le troisième rang anglais, il aurait insisté. Il y avait des morts partout ; son commandant lui-même, Westcott, avait été tué. Projeté sur le pont, Tyacke avait été grièvement blessé à la figure, mais n’avait jamais réussi à se rappeler exactement ce qui s’était passé. Une charge qui aurait explosé, un morceau de bourre enflammée entré par un sabord. Il n’en savait strictement rien, et aucun de ceux qui se trouvaient près de lui n’avait survécu pour le lui dire.

Il se trouvait à présent face à la cour, sa terrible blessure dissimulée dans la pénombre. Un homme discret, exemple de courage. Il ne possédait rien au monde si ce n’est son bâtiment. Celle dont il était amoureux l’avait délaissé en apprenant ce qui lui était arrivé.

Il aperçut Bolitho et lui fit un léger sourire. Non, il n’était pas tout seul. Il lui vouait une admiration sans bornes, au-delà de ce que l’on peut imaginer.

Le procureur se décida enfin à l’affronter, gêné de ce que tous les juges – et lui aussi peut-être – faisaient l’impossible pour éviter le regard impassible de Tyacke.

— Vous êtes le premier à avoir aperçu les vaisseaux français, commandant.

— Oui, monsieur, répondit Tyacke en regardant Herrick. Nous sommes tombés dessus presque par hasard. L’un des trois-ponts m’était inconnu. J’ai su plus tard qu’il s’agissait d’un vaisseau espagnol, passé sous pavillon français, si bien que nous ne risquions guère de l’identifier – il hésita : Le vice-amiral Bolitho le connaissait, naturellement.

L’un des juges se pencha vers son voisin pour lui murmurer quelque chose. Hamett-Parker lui répondit :

— C’était le San Mateo, celui qui avait coulé le bâtiment amiral de Bolitho, avant Trafalgar – puis, faisant un signe de tête irrité : Poursuivez.

Tyacke se tourna vers lui et lui jeta un regard peu amène.

— Nous nous sommes rapprochés d’aussi près que nous avons pu, mais ils nous ont donné la chasse et un peu poivré les côtes avant que nous ayons eu le temps de mettre les voiles. Nous avons finalement retrouvé le convoi et je m’en suis approché pour faire mon rapport au contre-amiral Herrick.

L’un des capitaines de vaisseau lui demanda :

— La frégate avait-elle déjà quitté le convoi ?

— Oui, commandant – il se tut, attendant la suite, avant de reprendre : J’ai rapporté au contre-amiral Herrick ce que j’avais vu.

— Et comment a-t-il accueilli la nouvelle ?

— Je lui parlais au porte-voix, commandant – et il ajouta, avec une ironie à peine voilée : L’ennemi était trop proche à mon goût et il y avait de l’urgence dans l’air !

Le procureur se mit à sourire.

— Bien répondu, commandant – puis, changeant de ton : À présent, il est de la plus haute importance que vous vous rappeliez exactement ce que vous a répondu l’amiral. J’imagine que sa réponse a été couchée dans le livre des signaux de la Larne ?

— C’est probable – Tyacke ne tint pas compte du froncement de sourcils : Pour autant que je me souvienne, l’amiral Herrick m’ordonna tout d’abord de rallier l’Escadre de la mer du Nord placée sous les ordres du vice-amiral Bolitho. Puis il changea d’avis et me dit de me rendre sur le navire amiral de l’amiral Gambier, devant Copenhague.

— Sept mois plus tard, reprit doucement Cotgrave, alors même que vous avez eu de quoi vous occuper depuis, on dirait que vous êtes encore surpris par le fait que le contre-amiral Herrick ait changé d’avis ? Veuillez expliquer ceci à la cour.

Cette fois-ci, Tyacke fut pris au dépourvu.

— Sir Richard Bolitho était l’un de ses amis, monsieur, et de toute manière…

— De toute manière, commandant, il eût été judicieux, de commencer par retrouver l’escadre de Sir Richard, n’est-ce pas, puisqu’elle n’était à ce moment qu’en soutien contre les Danois ?

— Répondez, commandant ! lui ordonna sèchement le président.

— C’est sans doute ce que j’ai pensé alors, dit Tyacke avec calme.

Cotgrave s’adressa à Herrick :

— Vous avez peut-être une ou deux questions ?

Herrick ne cilla pas.

— Aucune. Cet officier dit la vérité et c’est un brave.

L’un des capitaines de vaisseau intervint alors :

— Monsieur, quelqu’un souhaite poser une question.

— Je suis confus d’interrompre le cours des débats et de repousser ainsi l’heure des rafraîchissements, mais le président a suggéré lui-même d’éclairer de pauvres terriens.

Bolitho se retourna. La voix ne lui était pas inconnue, mais il n’arrivait pas à mettre un nom dessus. Certainement quelqu’un qui jouissait d’une grande autorité, pour se permettre de plaisanter ainsi aux dépens de Hamett-Parker sans craindre de se faire rabrouer. C’était Sir Paul Sillitœ, tout de noir vêtu, ancien conseiller privé du Premier ministre. Bolitho l’avait croisé lors de la réception donnée par Godschale dans sa résidence de Blackwall Reach. Cela se passait avant l’affaire de Copenhague.

Sillitœ était un homme au visage sombre, en lame de couteau, les yeux profondément enfoncés dans les orbites. Un homme extrêmement froid, que nul n’arriverait jamais à percer à jour. Cela dit, il était tombé sous le charme de Catherine lorsque le duc de Portland alors Premier ministre, l’avait traitée avec une certaine froideur. Même au milieu de tout ce monde, il donnait encore l’impression d’être à part.

Sillitœ reprit :

— J’aimerais que l’on m’explique la différence qui existe entre deux termes maritimes utilisés à plusieurs reprises lors de ces débats.

Il se tourna alors vers Bolitho et lui fit une esquisse de sourire. Bolitho l’imaginait fort bien en décocher un du même acabit derrière un pistolet de duel.

Sillitœ poursuivit d’une voix mielleuse :

— L’un des témoins nous a expliqué que l’une des tactiques envisageables consistait à « éparpiller » le convoi, tandis qu’un autre a parlé de le « disperser ». J’avoue que je ne comprends guère.

Au ton sur lequel il s’exprimait, Bolitho devinait qu’il comprenait au contraire fort bien et ne put s’empêcher de croire que Sillitœ avait coupé le procureur pour une tout autre raison.

Ce dernier expliqua patiemment :

— Bien volontiers, sir Paul. Eparpiller un convoi signifie que tous les capitaines reçoivent liberté de manœuvre, c’est-à-dire qu’ils s’égaillent comme les rayons d’une roue autour de son moyeu. Se disperser, au contraire, voudrait dire que chacun reçoit liberté de manœuvre, mais en se dirigeant toujours vers la destination prévue. Est-ce plus clair, sir Paul ?

— J’ai une autre question, monsieur, si vous le permettez. Ceux des capitaines qui ont soutenu pouvoir battre de vitesse les vaisseaux ennemis – dois-je comprendre qu’ils avaient sollicité l’autorisation de se disperser ?

Un peu perplexe, Cotgrave se tourna vers le président avant de répondre :

— C’est bien ce qu’ils ont fait, monsieur.

— Je vous remercie, conclut Sillitœ en s’inclinant avec grâce.

— Si nous en avons fini, messieurs, coupa Hamett-Parker, la séance est levée, le temps de nous rafraîchir.

Il se leva et sortit, suivi des membres de la cour. Puis, s’adressant à Tyacke :

— Vous pouvez disposer, commandant.

Tyacke attendit que la chambre se vidât et que Herrick fût sorti avec son escorte. Il alla alors serrer la main de Bolitho et lui dit tranquillement :

— J’étais si impatient de vous revoir, sir Richard – il jeta un regard entendu à la table vide sur laquelle seul le sabre brillait aux rayons que dispensait le soleil d’avril : Mais pas dans ces circonstances.

Ils montèrent de conserve sur la dunette où les visiteurs s’étaient rassemblés par petits groupes et discutaient du cours du procès. Ce qui avait le don d’irriter les hommes de quart ou marins qui travaillaient là.

— Tout va bien pour vous ? demanda Bolitho à l’officier.

Il observait une jolie goélette qui passait à contre-bord et devinait que Tyacke devait penser à sa Miranda en la voyant.

— J’aurais dû vous écrire, sir Richard, après tout ce que vous avez fait pour moi – il poussa un grand soupir : On m’a affecté à une nouvelle série de patrouilles pour chasser les négriers. Nous allons bientôt appareiller pour les côtes d’Afrique. La plupart de mes hommes sont engagés volontaires, mais c’est plus par désir d’échapper aux rigueurs de l’escadre que par conviction morale – il plissa malicieusement les yeux : Depuis le temps, je croyais qu’ils n’arriveraient jamais à faire passer cette loi au Parlement.

Bolitho était bien de son avis. Cela faisait quinze ans que l’Angleterre était en guerre avec la France, presque sans interruption. Pendant ce temps, la traite des Noirs avait prospéré tout à son aise. Un trafic cruel qui se traduisait bien souvent par la mort sous le fouet ou à cause des fièvres.

Et pourtant, il s’était encore trouvé bon nombre de gens pour voter contre l’abolition. Pour eux, les négociants et les planteurs étaient de loyaux serviteurs de la Couronne, des hommes prêts à défendre leurs droits contre l’ennemi. Les tenants de cette opinion ajoutaient que la poursuite de la traite permettrait de diminuer encore le prix du sucre sur le marché et de libérer ainsi des hommes pour servir à la mer ou dans l’armée.

La mission qui l’attend convient particulièrement à Tyacke, songeait Bolitho : il allait pouvoir agir à sa guise avec un équipage réduit qu’il formerait à sa façon.

— Je crains de ne pas avoir fait beaucoup pour la cause de l’amiral Herrick avec ce témoignage, sir Richard.

— Vous n’avez dit que la vérité, lui répondit Bolitho.

— Vous croyez qu’il va s’en sortir, amiral ?

— Nous devons nous en sortir.

Après coup, il se demanda si son compagnon avait remarqué qu’il avait dit nous et non pas il.

— Tiens, voilà notre fidèle maître d’hôtel ! s’écria Tyacke.

Allday se glissa adroitement entre les petits groupes et vint les saluer.

— ’Vous d’mand’pardon, sir Richard, mais j’me suis dit qu’vous aimeriez p’t’êt’prendre une p’tit-collation dans la chambre à cartes – il se mit à rire : Mr. Julyan a beaucoup insisté !

— Cela me convient parfaitement, répondit Bolitho sans hésiter. Je ne me sens guère d’appétit aujourd’hui.

Et il lança un regard aux gens qui se bousculaient sans aucune gêne, attendant les rafraîchissements promis. Mais non, ce qu’il voyait, c’était le pont de ce sombre matin de septembre. Les morts, les blessés, le second coupé en deux par un énorme boulet français.

— Non, je n’ai pas le sentiment d’être ici chez moi.

Tyacke lui tendit la main.

— Je dois m’en aller, sir Richard. Voudriez-vous présenter mes hommages à Lady Somervell ?

Il jeta un coup d’œil à Keen qui attendait de le raccompagner à la coupée pour descendre dans son canot.

— Et à votre épouse, commandant.

Keen savait pertinemment combien il avait dû en coûter à Tyacke de se rendre à Zennor pour assister à son mariage avec Zénoria. De devoir subir une fois encore ces regards surpris, cette curiosité immonde, tout ce à quoi il ne pourrait s’habituer.

— Merci, commandant. Je n’oublierai jamais.

Tyacke se découvrit, les fusiliers firent claquer leurs crosses sur le pont, un nuage de poussière de brique s’envola des baudriers. Puis les trilles des sifflets. Bolitho ne le quitta pas des yeux jusqu’à ce que son canot eût disparu derrière l’ombre du gros vaisseau.

— Viendriez-vous avec moi chez le pilote, Val ?

Quelqu’un piqua la cloche et le petit groupe de visiteurs se dirigea vers le buffet. On disait que la collation venait directement de L’Auberge de George.

Ozzard avait préparé de son côté un en-cas à base de plusieurs fromages, de pain frais qu’il avait trouvé à Portsmouth, le tout arrosé de bordeaux. Depuis le temps, il savait ce que Bolitho pouvait ou non avaler quand il était tendu.

— Alors, sir Richard, que pensez-vous de tout cela ? demanda Keen.

Bolitho songeait encore à ce qu’il avait pu observer avant de pénétrer dans la chambre des cartes. Le procureur et Sir Paul Sillitœ étaient en grande conversation près de la roue. Eux ne l’avaient pas vu, puis s’étaient séparés avant de gagner les appartements de Keen.

— Si seulement il avait demandé à quelqu’un d’assurer sa défense. Ce qu’il dit est trop mystérieux, il adopte un point de vue tranché et les gens n’y comprennent pas grand-chose.

Il piquetait quelques morceaux de fromage, il n’avait plus faim.

— Je crois que l’affaire sera bientôt réglée. Cette après-midi, le capitaine de vaisseau Gossage doit venir témoigner. Il ne pourra pas en dire long sur la bataille puisqu’il a été blessé dès que le Benbow a été engagé. Mais tout dépendra de ce qu’il pensait de la situation qui a précédé l’engagement et de ce qu’il a dit, en sa qualité de capitaine de pavillon, lorsqu’il a pu clairement l’évaluer.

— Et demain ?

— Ce sera notre tour, puis celui de Thomas.

Keen se leva.

— Je crois que je ferais mieux d’aller accueillir les personnalités chez moi.

À l’entendre, cela ne l’enthousiasmait guère.

— Un instant, Val.

Bolitho ferma la porte de la chambre des cartes.

— J’ai une suggestion à vous faire – ou plutôt, non, c’est Catherine qui a eu cette idée.

— Amiral, je suis prêt à suivre aveuglément ses avis.

— Pendant que nous allons au Cap, nous avons pensé que Zénoria pourrait profiter de notre demeure en Cornouailles. Je crois que vous en avez loué une dans le pays, le temps du carénage, mais là-bas, elle serait en compagnie de gens qui prendraient soin d’elle. Et il y a une autre raison.

Il sentit Keen se raidir instantanément : voilà qui ne lui ressemblait guère. Apparemment, c’était pire que ce qu’ils avaient craint.

— Zénoria a dit un jour à Catherine qu’elle considérerait comme une immense faveur de pouvoir fréquenter la bibliothèque… c’est mon grand-père qui l’a créée.

Le visage de Keen s’éclaira soudain. Tout sourire, il s’écria :

— Bien sûr, je sais qu’elle aimerait parfaire son éducation, connaître le vaste monde – il hocha lentement la tête : C’est très aimable à Lady Catherine de se préoccuper de cela, amiral. Depuis notre mariage, c’est la première fois que Zénoria…

Il n’en dit pas plus. C’était inutile.

— L’affaire est donc entendue.

Un peu plus tard, lorsque la cour reprit ses débats, Bolitho observa les spectateurs. Car voilà bien ce qu’ils étaient devenus, des spectateurs. Comme des badauds qui viennent assister à une pendaison. Sir Paul Sillitœ avait disparu.

Herrick semblait fatigué, épuisé même. Lui aussi devait songer aux événements du lendemain.

Le procureur s’éclaircit la gorge et attendit que Hamett-Parker lui fît signe de commencer.

— L’audience est ouverte. Veuillez je vous prie faire entrer le capitaine de vaisseau Hector Gossage.

Il jeta un rapide coup d’œil sur l’assistance, comme s’il craignait d’être interrompu une nouvelle fois.

— Il était capitaine de pavillon de l’accusé lors de la bataille.

Herrick se retourna et fixa son sabre posé sur la table. On aurait dit qu’il s’attendait à le voir s’ébranler, peut-être l’imaginait-il déjà pointé sur lui.

Gossage entra, spectacle pitoyable et difficile à supporter. Rien ne subsistait de l’homme solide, du commandant compétent que Bolitho avait croisé plusieurs fois. Sa figure était striée de rides, l’une de ses joues poivrée de cicatrices causées par de petits éclis. Sa manche pendait, vide, retenue par une épingle et inutile. Il souffrait visiblement beaucoup. On apporta à Gossage un siège sur lequel il s’assit avec l’aide de deux ordonnances qui l’avaient accompagné depuis l’hôpital de Haslar Creek où il était pensionnaire.

Hamett-Parker lui demanda, non sans une certaine compassion :

— Etes-vous bien installé, commandant ? C’est tout ce que nous pouvons faire pour vous ?

Gossage regardait autour de lui, comme s’il n’avait pas bien entendu. Il y avait tant de monde, tous ces officiers, les invités !

Hamett-Parker reprit la parole très doucement, craignant peut-être de voir quelqu’un bouger ou tousser :

— Ce n’est pas vous qui subissez un procès, commandant. Prenez votre temps, exprimez-vous comme vous l’entendez. Nous avons écouté l’acte d’accusation, entendu de nombreux témoins exprimer des opinions, car il ne s’agissait guère que de cela. Mais le Benbow était le navire amiral et vous en étiez le commandant. C’est votre version de l’histoire que nous aimerions connaître.

C’est alors que Gossage parut voir Herrick pour la première fois. Il était assis en face de lui. Il commença d’une voix hésitante :

— Je… n’en suis plus le commandant. J’ai tout perdu !

Il tenta de se retourner, afin que Herrick vît sa manche vide.

— Regardez donc ce que vous m’avez fait !

Hamett-Parker fit signe au médecin et ordonna sèchement :

— L’audience de la cour est levée, elle reprendra demain à la même heure – et, s’adressant au médecin : Prenez bien soin du commandant Gossage.

Tandis que le petit groupe gagnait l’arrière de la chambre, Hamett-Parker glissa un mot au procureur sur un ton sévère :

— Faites en sorte que ceci ne se reproduise plus, monsieur Cotgrave !

Mais, lorsqu’il releva la tête, Bolitho surprit dans ses yeux un éclair de triomphe.

 

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